Commençons, si tu veux bien, par cette phrase qui est tienne : Les humains sont des donneurs de sens. Qu’entends-tu par-là ?
Je veux dire sans que ce ne soit exhaustif que les pensées que nous élaborons, les convictions qui sont les nôtres prennent racine dans notre itinéraire personnel.
Justement alors, parle-nous de ton itinéraire singulier.
J’ai démarré mes études en philosophie. Jeune homme passionné de lecture et avide de découverte, je nourris mon esprit de connaissances livresques.
Déjà prennent forme en moi les grandes oppositions formelles entre corps et esprit, âme et matière et, déjà, je ressens un porte-à-faux entre elles et mon vécu intime et global.
Une distance intellectuelle qui exclut d’autres aspects dont le corporel ?
Oui. Et c’est alors que, à peine âgé de 20 ans, je suis frappé par une névrite optique bilatérale qui me laisse presque aveugle et me ramène au corps, sans que je ne rejette pour autant la spéculation intellectuelle.
Une manière brutale et incontournable de rencontrer le corps, en somme ?
Oui, et cela m’ouvre d’autres chemins. Pour faire face à la situation (1), je décide de me former en kinésithérapie.
J’y rencontre à nouveau cette dualité de la relation corps / esprit. Cette fois, elle s’articule autour du vécu personnel du sujet et pose avec acuité la question de son unité.
On peut préciser que tu travailles à cette époque en milieu hospitalier et notamment en oncologie.
Oui. Dans ce milieu professionnel je rencontre l’autre à travers le corps malade et je constate que ce corps est le logis d’une personne. Souffrante, certes, mais unitaire.
J’observe que le fait d’être malade transporte la personne en un autre horizon. La maladie participe du vécu global d’une personne et ce vécu est pour moi fondamental. C’est à partir de l’expérience que la personne cherche du sens.
En quoi ta pratique de kinésithérapeute apporte-t-elle à cet Autre, soigné, de retrouver une unité corps/esprit ?
Eh bien, par la relaxation tout d’abord sur laquelle je travaille avec ardeur.
Je rencontre Robert Durand de Busingen (2) et j’accompagne mes patients dans un travail de concentration passive, qui, bien que donnant de bons résultats, les crispent aussi parfois.
Oui, car c’est une formulation brève et un peu mécanique… Est-ce alors ta rencontre avec la sophrologie ?
Oui, à travers la société occitane de Sophrologie. C’est une merveilleuse rencontre car il ne s’agit plus de formules courtes et brèves mais d’un langage, un logos adapté de surcroît au contexte du malade et de sa maladie, au plus proche de son besoin. Pour moi c’est un immense bonheur.
Peux-tu le mettre en lien avec cette citation de toi que j’aime tant : « La voix donne à voir les multiples voies qui sillonnent la langue » ?
Oui, le logos nous touche et touche l’Autre par la parole comme par le son, sans oublier le silence.
« Actif, le silence précède la voix, la suit, l’entoure, la pénètre. En séance ils s’entrelacent ». Une autre de tes citations tellement juste et sensuelle, presque charnelle, qui nous rappelle combien la voix est une mélodie dont la composante est émotionnelle.
Oui, la sonorité des mots est au moins aussi signifiante que leur sens. L’alliance du son et du sens des mots créent le logos. C’est une matière, sortie de la bouche et des organes phonatoires du sophrologue et cette matière est perçue, intégrée d’une manière toute personnelle par la personne qui l’entend.
Alliance du son et du sens des mots. Alliance du sophrologue et du sophronisé, aussi, n’est-ce pas ?
Oui, car la parole de l’un peut modifier le vécu de l’autre, le transformer, l’éclairer. Il s’agit d’une relation d’altérité, puissante et fondatrice. L’autre, dans son altérité, devient un allié. C’est une poignée de main, une étreinte. Rencontrer l’ampleur, l’épaisseur et la densité de l’alliance fut pour moi un véritable éclair !
Peux-tu nous parler du mouvement que tu sembles considérer comme une modalité de lien entre le corps et l’esprit.
Je la rencontre avec les relaxations dynamiques qui ne sont pas faciles à intégrer.
Au début, il s’agit plutôt d’une gymnastique concentrative qui doucement me permet de comprendre qu’il s’agit de se fondre dans les sensations perçues, les mouvements, c’est-à-dire de se fondre dans l’agir ce qui en occident est radicalement nouveau.
Les relaxations dynamiques se révèlent être une médiation corporelle qui pense non seulement à effectuer le mouvement mais de surcroît l’observer, le contempler, le penser.
Il y a osmose entre l’expérience, l’observation de l’expérience et la réflexion. C’est un champ ouvert et c’est fondamental.
Nous évoquions tout à l’heure la composante émotionnelle de la voix. Dans ton livre, tu parles des émotions et de l’alexithymie notamment. J’aimerais que tu partages avec nous ta vision.
Le XXe siècle met en exergue une pensée opératoire qui représente une carence imaginative et fantasmatique.
Pourtant, est-ce que l’émotion ne suppose pas un chant verbal et relationnel fantasmatique et imaginaire véritablement ressenti, éprouvé ?
En sophrologie le parlant parle. Il induit mais ne produit pas. Il ouvre une porte, celle du champ des possibles mais c’est le sujet qui entend, vit et ressent.
Le sophrologue a ainsi l’attitude du physicien quantique qui observe une particule et sait qu’il ne peut pas tout prévoir, que tout ne peut pas être observé.
Que se passe-t-il du côté de celui qui entend ? Le sophrologue doit être au clair avec cette indétermination.
C’est là, dans l’altérité, que réside la liberté de l’autre et l’alliance ouvre la porte d’une situation dans laquelle l’autre vivra sa propre expérience.
La créativité est en sophrologie une ouverture sans limite au champ des possibles et en cela elle peut éveiller l’émotion. L’ouverture des possibles ouvre un champ émotionnel et affectif que le sujet pourra mettre en mots via les phénodescriptions. D’ailleurs, peut-on concevoir une émotion sans les mots ?
Et le sophrologue aussi est ému ?
Oui, il est ému, affecté par les personnes accompagnées et dont l’expérience lui demeure inconnue. Cette émotion est plus ou moins saillante à certains moments mais toujours présente.
Jacques Donnars avait coutume de dire « l’expérience de l’un n’est pas substituable à l’expérience de l’autre. L’un n’est pas l’Autre ». Je crois qu’il t’a beaucoup influencé. Parle nous de ta rencontre avec Alain, son fils.
Ma rencontre avec Alain Donnars a sur moi une énorme influence. Elle m’incite à approfondir la phénoménologie et à l’arrimer à une pratique quotidienne de la sophrologie.
Sophrologie et phénoménologie deviennent alors pour moi une pensée unitaire et non dualiste confortée par la pratique.
Pour trouver une réponse en dehors des schémas dualistes et les aborder sous un éclairage plus unitaire, je me suis orienté vers une sophrologie existentielle.
L’expérientiel a toujours une longueur d’avance sur l’intellectuel. Il le précède et pour moi, l’expérientiel ouvre à l’existentiel.
Ce qui compte, c’est la perception du vécu lui-même, le sentiment généré, le phénomène pour lequel le logos est un vecteur.
Le logos comme un moyen d’être conduit vers un autre aspect de soi-même en somme ?
Oui, et cela implique une intention portée vers l’autre. Elle fait sens. Elle s’arrime à nos valeurs. Le logos, via la voix, conduit à une situation existentielle. C’est une expérience.
Oui, qui peut, avec la sophrologie, nous amener à la poésie dont tu écris que « toutes deux sont des arts de la parole », poétique et vécus constituant le dernier chapitre de ton livre.